mercredi 27 janvier 2010

PORTRAIT

Sa présence me donnait la sensation d’un feu glacé. Ses gestes étaient aussi pleins, aussi calculés, aussi précis que ses phrases. Le passage de l’action à l’immobilité se faisait chez lui de manière si insensible et si leste que l’une et l’autre se superposent encore aujourd’hui, dans mon souvenir. Je revois sa main légèrement levée – la gitane instable entre l’index et le majeur, et sa fumée flottante sur ses longs ongles jaunes - , je la vois planer sans bouger ou à peine, puis, sans nervosité aucune, porter la cigarette à sa bouche et, au choix, regagner son état d’apesanteur ou atterrir sur un genou et dormir dessus comme de la mousse sur une pierre. Il y avait dans sa posture un tel mélange d’autorité et de passivité, de lymphatisme et de fermeté, qu’il en devenait impossible de se reposer en le regardant. Tout était si maîtrisé, si lent d’un côté, si rapide de l’autre. Jamais un coup d’envoi, jamais un coup de frein. Mais, toujours, l’œil en alerte, prêt à tirer. Les mouvements de Genet mimaient le mouvement du temps qui s’entasse au lieu de passer. Il en résultait une sorte d’air enfermé et pourri qui évoquait, en effet, le mariage d’une mort et d’une rose. Ses deux fleurs préférées.

L’ombre, sur le visage, toute l’ombre était concentrée au même endroit : sous les arcades sourcilières. De la cavité des ses paupières à ses yeux sans cils, ou presque, il n’y avait pas de rupture, rien que l’infirme bordure des deux petites mares de bleu. Un bleu infiltré de blanc et de bronze. Très fort et très direct, son regard venait de si loin, qu’il était pour ainsi dire sans surface. Intraitable. Chaud et froid. Bon et méchant. Libre de tout, y compris de tourner le dos à quelqu’un qui le regardait en face. Genet avait dans le regard la même capacité de lenteur – d’hésitation appuyée – que lorsqu’il parlait. Ce n’était jamais le signe d’une défaillance, c’était son coté fauve, il faisait le tout du champ avant de bondir. C’était aussi son amour du théâtre, le plaisir de jouer de la curiosité ou de la crainte qu’il suscitait . Les temps morts l’amusaient. Mais pas seulement. Le silence était, pour lui, un moyen de pression et de création. Il redoublait de pouvoir et de présence quand il se taisait. Durant ces moments-là, ses yeux prenaient le relais de sa voix, braquaient l’interlocuteur ou un point fixe dans l’espace, et tenaient la phrase comme on tient ou prolonge un son au piano. Quant à sa tristesse, il avait beau la dissimuler, la convertir en gravité aussi neutre que possible, elle affleurait quand même, jusque dans son infaillible malice. Le mélange des deux était sans contexte le clou de son regard.

Sa voix n’avait pas de couleurs, ou plutôt n’en avait qu’une. Le son était court, électrique, métallique. C’était une voix sans coffre. Elle n’en était pas moins envoûtante. Je l’entends encore, moitié gamine, moitié sorcière, avec ce crissement dû au frottement de l’enfant contre le monstre. Il articulait et ponctuait beaucoup, martelait les syllabes, présentait la phrase toute entière comme un diktat assorti d’une revanche amusée. Rien de ce qu’il disait – ni les fulgurances ni les énormités – n’était le fruit du hasard ou de l’inadvertance. Il éreintait l’absurde au même titre que la réalité. Ou alors, pour que l’absurde ait un sens à ses yeux, fallait-il qu’il soit le fruit d’un piège, d’une farce, d’un coup monté ; par lui de préférence. L’impensable le laissait froid. Il usait de la parole et du silence avec la même maîtrise, se servait des deux pour se faire entendre. Il  montait des sketches. De redoutables mélanges d’ironie et de précisions, de calme et de culot. La vitesse de sa pensée ne l’enivrait pas, il savourait, sans broncher, la sidération de son interlocuteur. Il le tenait, le commandait. Et lui, qui haïssait les ordres, s’obligeait, pour donner les siens, à une solitude sans faille, impénétrable, toute puissante. Il était, en un sens, l’anti-terroriste de nos jours. Il ne prenait pas Dieu à témoin, il le prenait pour ennemi, se battait contre lui, se mesurait à lieu, rêvait de le regarder mourir. Car, avant d’être des hommes, ses pires ennemis – les blancs, les riches, les gardiens de la société – n’étaient ils pas d’abord, à ses yeux moqueurs, la détestable progéniture de Dieu le père ? Ceux qui jamais ne connaîtraient la tragédie enviable, la honte muée en orgueil du bâtard ? Omniprésent dans son œuvre, le catholicisme en est le motif central, celui hors duquel la toile s’effondrerait. Ses habits, ses rites, ses anges et ses archanges, ses cloches, ses encensoirs, ses tabernacles, ses Jésus … Genet a dévalisé l’Eglise et ses ornements pour commettre son parricide ; pour créer et chanter un nouveau dieu sur les cendres du premier : l’amant assassin, le Christ orphelin, le condamné à mort au front couronné « d’épines du rosier ».

EXTRAIT >  LE CRIME DE JEAN GENET / de Dominique EDDE / Seuil, Collection Réflexion / mars2007

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire